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MILLE JOURS, L’ÉTERNITÉ
(première partie)

Quand j’étais petit (j’avais quatre ans) j’ai vu passer, devant la fenêtre de la maison, un cercueil. C’était le cercueil du voisin. Mr Tomette était architecte, c’était le sage du quartier. Un jour je lui ai demandé si on avait déjà vécu mille jours. Mille jours, c’était pour moi l’éternité.
J’aimais bien aller dans l’atelier de Mr Tomette. Ça sentait la sciure, il y avait du bois partout, le long des murs, et une scie circulaire au milieu. Souvent, aussi, Mr Tomette réparait mon vélo. Mais ce jour-là, à la fenêtre, je regardais le corbillard qui emmenait Mr Tomette en me disant que mille jours ne devaient pas être l’éternité.


LE MUR

En rentrant en sixième j’ai eu droit à une nouvelle chambre. Une pièce au rez-de-chaussée, c’était tentant de faire le mur. Mon père avait son bureau juste à côté et travaillait le soir, jusque vers 1h30. J’attendais qu’il soit couché pour m’éclipser, pour rejoindre mon amie Lorenn qui habitait sur le remblai, pas très loin. Je fermais les volets de l’extérieur, avec des tendeurs fixés à la fenêtre.
Très vite mon père m’a grillé : la cale sous la porte avait bougé, j’ai ouvert pour vérifier, il attendait dans le noir.
J’ai eu peur. Lui aussi.
Comment ça s’est fini je ne m’en souviens pas, mais c’est sûr, à la maison, ça se corsait.


LILI

Ma grand-mère buvait (son père aussi je crois). Le jour du mariage de Jessy, mon cousin, j’ai dansé avec elle. On était tous les deux bien cramés.
Je suis allé avec mon père et mes sœurs à la veillée funèbre. Mon grand- père embrassait le corps embaumé de ma grand-mère en pleurant, mon père pleurait, je pleurais aussi. Mais pas mes sœurs. C’était assez étrange : je me disais qu’on enterrait un secret, et j’ai senti, à ce moment, une filiation. Deux jours plus tard, à la demande de mon grand-père, nous, ses quatre petits-fils, avons mis le cercueil en terre. C’était lourd, ça pesait même une tonne. J’allais encore valser avec elle si on ne m’avait retenu par la veste.



AVC

Je pense à mon grand-père : quand il s’est réveillé, après son AVC, il a vu à la télé un train dérailler. Il a cru que j’étais dedans, et que j’étais mort. On lui avait dit, avant l’attaque, que j’étais en voyage. Il a fait l’association.
Ma tante a hésité à me raconter, elle trouvait ça morbide. Mais ça expliquait qu’il ne me reconnaissait pas. Pour moi ce n’est pas morbide, au contraire, je suis plutôt fier d’avoir été là, dans cet AVC, juste avant et juste après.


LE CERVEAU ÉLECTRIQUE

La première fois où je me suis allongé sur le divan, j’entendais la censure. Je n’entendais que ça, la fréquence électrique du sceau de la censure.



COMME DES PRODUITS
(deuxième partie)

C’était donc toi, ce coup de fil à deux heures du matin, heure de la fermeture des bars. J’y étais d’ailleurs. J’ai entendu la sonnerie mais je n’ai pas répondu, mon téléphone était dans ma veste, pas à portée de main. C’est bizarre, je n’ai pas pensé que c’était toi. Mon inconscient m’a protégé.
À vrai dire je discutais avec une demoiselle. C’est seulement en quittant le café que j’ai regardé qui avait cherché à me joindre. Je suis allé boire d’autres bières au Dynamo, puis je t’ai appelée à mon tour, à quatre heures. Ton téléphone était éteint. J’ai réessayé cet après-midi, j’ai laissé un message qui est resté lettre morte. Je me dis que tu en as trouvé un autre pour la nuit. Ça me fait mal, mais c’est mieux comme ça, je ne veux pas être ton amant.
On s’est aimés comme des produits. Même si, comme tu me l’as dit plus tard, cet appel était une erreur (deux ou trois fois tu l’auras fait, l’acte manqué), chaque fois que je décroche tu reviens vers moi.


LISTING

Tant que j’ai encaissé notre histoire a tenu : je me sentais coupable donc prêt à tous les sacrifices. Elle en a profité : elle listait mes défauts, et comme elle visait juste, elle m’a pulvérisé. 


DEDANS / DEHORS 

Je me revois adolescent : après le dîner ma mère monte dans sa chambre, mon père, s’il est là, s’installe au bureau. J’attends la nuit pour faire le mur, je cherche une porte de sortie. Mais il n’y a pas de porte de sortie. Dehors c’est comme à l’intérieur.


LA FIBRE MATERNELLE 1

Je fais des rêves désagréables. Des rêves de crise. Avec ma mère on s’engueule comme à l’adolescence. Ça m’épuise.
C’est depuis que j’ai reçu son coup de fil, son message pour ma fête. C’est la première fois qu’elle appelle de là-bas, depuis son départ, il y a sept ans. Elle reprend contact, elle parle de revenir. Je pensais au début que j’étais content, que ça me rassurait. Mais ça me fragilise. 


MARGOT

Bien sûr qu’elle va appeler, mais quand ? Tiens, c’est bizarre, j’arrive à me remémorer son visage. D’habitude, les femmes que j’aime, je n’ai jamais leurs traits en tête. Peut-être que je ne l’aime pas (ce qui serait normal, je la connais à peine ; elle m’a juste, par surprise, collé une bise bien appuyée qui m’a fait frissonner). Mais quand mon prénom sort de sa bouche - c’est le révélateur - j’ai presque une érection.


LE TRIVIAL C’EST PAS MAL

En lisant Tony Bentley, je me suis demandé pourquoi elle était si concise sur la période où elle décroche d’A-man, et de son addiction à la sodomie. Mais c’est juste banal, il n’y a rien à décrire, la vie prend le relais dans sa trivialité.


PARI PERDU

Comme je déculpabilise, l’histoire devient lisible : je suis inféodé car infondé, sans limites car sans structure. Je refuse le réel. L’altérité m’écrase. J’ai défié Dieu et j’ai perdu.


TUNNEL

Je repense au rêve où mon ex repousse l’enfant dans la rivière, au pied du pont. Il essaie de monter sur le quai, elle le repousse sans cesse et le maintient sous l’eau. Ma mère ne supportait pas que ça déborde, elle avait peur d’être envahie. Je suis passé sous le pont, j’ai emprunté le tunnel, je n’en suis jamais sorti.


L’INEFFABLE

Parfois la souffrance est telle que l’idée même qu’elle puisse se coucher sur le papier est une raison de plus pour sauter par la fenêtre. Attendre qu’elle soulage, l’écriture, c’est alors prêter le flanc à une lame mal taillée et rouillée. (Pourtant, sur la durée, elle glisse entre les lignes.)



L’(ANTI)ÉROS
(troisième partie)

J’ai fini par l’assouvir, ce besoin de baiser. Après six mois d’absence. Pour sûr ça fait du bien, mais je suis rattrapé par un fond de déprime. Je ne sais pas quoi faire de cette femme, au demeurant sympathique, pas vraiment à mon goût. Ça réenclenche la nostalgie : avec mon ex c’était total, on faisait corps. En y réfléchissant, parmi les quelques femmes que j’ai connues, l’alchimie, c’est plutôt rare. Alors je me demande : si, chaque fois que j’y retourne, je repense à mon ex, qu’y a-t-il à gagner ?



- son feu m’a brûlé l’œil
depuis je suis borgne, je ne m’y habitue pas j’essaie de garder l’autre ouvert
il vaut mieux vivre aveugle et non les cils en couverture -




LE SYNDROME PRISCILLA

Quand elles te regardent avec leurs yeux mouillés - enfin mouillés en surface, car au fond (dans le trou noir) c’est sec, verrouillé -, ces filles qui te disent aller bien sans arriver à te convaincre... Je ne suis pas contre le bonheur, je suis contre la mauvaise foi. À la limite je préfère les femmes malhonnêtes. Comme mon ex. La mauvaise foi ça pue, c’est plein de faux-fuyants, c’est le regard bovin, ça stagne. Priscilla est éprise comme une mouche, et je ne suis pas une merde.  



MOMMY 
(quatrième partie)

Je suis allé voir Mommy avec lui (l’histoire d’une mère qui galère avec son fils ingérable). En sortant de la séance, il m’a parlé du syndrome des parents martyrisés par leurs enfants. Ça m’a fait bizarre. Je me suis demandé qui avait martyrisé qui quand j’étais ado. (En même temps, s’ils ont réussi à me faire croire que j’étais un tyran, c’est vraiment des crevards.) 



Là où est ma psyché, le cul entre deux chaises.



MES COUILLES

Depuis longtemps je sais qu’il y a bien plus dans cette histoire que l’histoire elle-même : ça renvoie aux fondamentaux. J’essaie de me défaire du stigmate, du regard castrateur et pseudo-féministe. Avec mon ex, on a rejoué la partition, on a suivi le schéma. Comme niveau cul c’était top, elle m’a tenu par les couilles. Mais mes couilles, c’est les miennes. Il est temps que je les récupère. 



Dans mon rêve, je me suis fait sucer toute la nuit. 



SUICIDE X
(cinquième et dernière partie)

L’homme qui s’est suicidé il y a une dizaine d’années, quand je bossais au lycée, quelques jours avant il m’avait fait une réflexion sur ma R5 (je l’avais enfoncée à l’arrière). Il était visiblement meurtri par la pliure du métal, comme si le fait que je l’aie abîmé le concernait directement. Comme si ça affectait le relief de son âme. Comme si plus personne ne respectait rien. Comme si j’étais aussi con que les autres.


SOPHRO

La sophrologue a réussi à me déprimer. C’est quand elle a dit que je n’avais pas l’air de m’aimer, après avoir listé tout ce que je ne dois pas faire :
- manger du chocolat au lait (et des produits laitiers / lait de vache)

- avoir une télé dans la chambre
- écrire sur ordinateur (là j’ai dit non)
- boire du café et même du thé (trop anxieux)
Elle a dit ce que je devais faire :
- me coucher tôt et toujours aux mêmes heures
- noter les temps de siestes, de repas, et l’humeur correspondante
- un cake végétarien (je ne cuisine pas)
- revoir le régime alimentaire
Elle a dit que c’était normal que je n’aille pas bien en travaillant la nuit, ce n’était pas la peine de faire la liste de tout ce que ça engendrait de néfaste. 50 euros.




Fragments
Extrait de Fragments, recueil de textes et aphorismes écrits de 2010 à 2015. Ces textes ont été rassemblés, retravaillés, poursuivis et mis en forme dans le cadre de feu le Grand Atelier (ESBAN) de septembre 2014 à mai 2015. Fragments cherche éditeur ou éditrice.